« S'il crée en prison, c'est donc qu'il est libre. S'il est libre, il faut donc l'éliminer. S'il est impossible de l'éliminer, si le monde entier est au fait de son existence, il est donc la fierté de la nation, il faut donc le libérer. Et s'il est impossible de le libérer... » Entre fable et chronique, la confrontation de l'autocrate et du prisonnier, jouant volontiers de l'absurde, éclaire les ressorts de l'oppression et les rapports entre l'individu et le pouvoir. Ce roman allégorique vient confirmer que la création humaine constitue la forme la plus parfaite de liberté. Ni le totalitarisme, ni la répression, ni la prison ne peuvent rien devant l'imagination et la créativité.
Robert Der Merguerian, professeur de langue et civilisation arméniennes à la Faculté de Provence explique ses choix et présente l'auteur.
Nouvelles d'Arménie Magazine : Pourquoi avez-vous choisi de traduire ce texte ?
Robert Der Merguerian : L'Homme le plus triste est le deuxième texte de Berdj Zeytountsian traduit en français (auparavant, le Cercle d'Ecrits Caucasiens avait publié La dernière aube, récit de la vie intellectuelle arménienne à Constantinople juste avant le génocide). Ce texte, au départ écrit pour le théâtre, sort réellement du commun. Il aurait d'ailleurs pu être rédigé par un Anglais, un Français ou un Brésilien : il n'est pas ancré dans la réalité arméno-arménienne (une seule évocation du génocide). Les personnages sont imaginaires. L'œuvre aborde des questions d'ordre général : rapport entre liberté et pouvoir... liberté et enfermement.
NAM : Diriez-vous qu'il existe un style Zeytountsian ?
R.D.M. : Justement ce goût pour les fables fantastiques, pour la légende, les textes à forte charge symbolique, qu'ils soient destinés à la publication ou à la scène. Longtemps cela a été une manière de masquer les critiques, en les déplaçant ou en les transposant dans un cadre plus impersonnel, plus universel.
NAM : Nous connaissons mal Berdj Zeytountsian en France...
R.D.M. : Pourtant il est très populaire en Arménie. Et sa pièce de théâtre la plus célèbre, Le grand Silence (1984) (mise en scène des derniers jours de poètes arméniens victimes du génocide) a beaucoup été jouée en diaspora. Cette pièce a rencontré un grand succès et elle tourne depuis quinze ans sans interruption. Mais Berdj Zeytountsian n'a surtout jamais cessé d'alimenter le débat public : il a longtemps tenu des chroniques dans la presse arménienne, dans lesquelles il critiquait les vices des systèmes politiques successifs. Ses prises de positions sont devenues très populaires en Arménie. C'est en tant que représentant de la société civile qu'il a été nommé ministre de la culture dans le gouvernement Vasken Manoukian. Par ailleurs, ayant commencé à écrire à l'âge de 14 ans, il est présent dans la vie littéraire arménienne depuis près de cinquante ans. C'est donc un intellectuel au sens sartrien du terme, un témoin dynamique et un critique de l'actualité arménienne.
NAM : Aujourd'hui encore ?
R.D.M. : II constate avec amertume que la génération des anciens écrivains et intellectuels est partie, et qu'il fait désormais lui même partie " des anciens "... En tant que tel, il se méfie du pouvoir actuel, continue de le faire savoir dans des tribunes ici et là, moins fréquemment qu'avant. Par ailleurs, il prépare pour le printemps prochain une comédie sur la vie contemporaine en Arménie qui sera jouée au théâtre dramatique d'Erevan. Avant cela, deux nouveaux drames historiques La vie de Jésus et Khor Virap seront montés sur les planches. L'écriture est toujours en marche.
Les Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 77, Juillet-Août 2002