C'est une histoire sans histoire, c'est-à-dire celle d'un destin ordinaire dans l'Istanbul de l'après-guerre. Autant dire que le personnage, Barèd, jeune Arménien des années 1950 démobilisé d'une armée turque faite pour marquer sa différence, n'est ni un héros ni un antihéros (car l'anti-héroïsme suppose un héroïsme potentiel). Il est simplement l'interrogation de celui qui devient étranger à une société qui n'a plus de réponse à lui proposer, sauf celle de son oncle Souren. « Tu n'es pas un homme fait pour ce pays, oghloum. On te dit: Tu n'es pas un homme fait pour ce pays... Qui est-ce qui reste encore ici? Nous aussi nous sommes coupables, qu'est-ce que nous faisons dans un endroit où l'on ne veut pas de nous? » Paroles aux troublantes résonances si l'on se souvient de Hrant Dink, comme si son sort était déjà inscrit dans ce texte édité trente-sept ans avant sa mort et si entre l'Istanbul d'Erdogan et celle de Suleiman Demirel, le nom d'Arménien supposait identiquement l'acceptation de l'exclusion ou la mort.
Désagrégation des repères
A l'heure où la question ethnique s'impose dans la Turquie moderne au point de vouloir déborder ses frontières, la publication par les éditions MétisPresses du Crépuscule des Fourmis de Zaven Bibérian rappelle que la désagrégation des structures multiethniques qui ont fait l'histoire d'un pays entraine immanquablement la désagrégation des repères individuels et des vies qui lui ont donné existence. Elle rappelle encore qu'en faisant des hommes des sous-hommes, le refus de la diversité fait de l'Histoire une sous-Histoire. Sous l'apparence de l'itinéraire sans but d'un Arménien stambouliote qui traine son mal de vivre dans une communauté sans espoir, Le Crépuscule des Fourmis est la métaphore d'une société en décomposition qui cherche son salut dans la grisaille de l'uniformité où le manger, le boire et l'aimer sont dictés à tous à l'identique sans savoir que la marche réglée de la société par des lois uniques est la fin même de la société de la raison pour être le début d'une société sans âme. «Ils commencent à abimer les enfants dès l'école, enseigne l'oncle Souren. Ils donnent la fourmi en exemple à imiter. Ils s'efforcent de changer les êtres humains en fourmis. Ils y réussissent même. »
Préfiguration de Neiges d'Orhan Pamuk
Par son écriture longue, précise et interminable (462 pages écrites serrées), par la multiplication des rencontres et de ses visages où la peur suinte de l'ennui, le roman de Zaven Bibérian apparait comme la préfiguration de Neiges d'Orhan Pamuk, avec le même avertissement pour le monde en devenir et la même fin pour les héros qui refusent l'exil. L'Istanbul des années cinquante n'est que le prélude au Kars des années 2000. Au fond, à un demi-siècle de distance, Bibérian et Pamuk ont peut-être délivré le même message, comme si, en Turquie, le temps était aboli: «Au moment où elles se retiraient du monde, toutes les lumières rougeâtres en suspens sur le ciel noir s'éteignaient une à une. Des buchers s'élevaient à leur place. Et les buchers aussi s'immergeaient dans l'obscurité. »
René Dzagoyan, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 190, novembre 2012